Réponse aux objections et préjugés politiques classiques concernant l'établissement d'un pouvoir chrétien
Ces objections sont de trois sortes : les objections historiques, qui regardent le passé ; les objections permanentes, ou préjugés tirés des prétendus dangers qu’une constitution chrétienne fait courir aux Etats ; enfin les objections actuelles, qui déclarent le Droit social chrétien spécialement incompatible avec la société contemporaine.
Objections historiques
La volonté d’établir des règles inspirées du droit chrétien se voit souvent opposer les prétendus malheurs des réalisations passées. Citons Edouard Laboulaye, sénateur de la IIIe République : «Il importe à l’Eglise, si elle croit avoir un droit social, de ne pas en user, et elle n’en a eu l’usage que pour son malheur. Lorsqu’on lit l’Histoire, on voit que depuis le jour fatal où Constantin, pontife romain, est devenu l’évêque extérieur de l’Eglise, de ce jour ont commencé les hérésies, les guerres civiles, les guerres religieuses et qu’un long cortège de malheurs a été la dot de l’adultère». Quant à l’affirmation de la naissance des hérésies, des guerres civiles et religieuses à l’époque constantinienne, c’est un simple mensonge historique réfuté ainsi par Mgr Pie : «Les dissidences religieuses, les hérésies sont nées bien auparavant. Il suffit de lire les épîtres de saint Paul et surtout de saint Jean, les cinq livres d’Irénée, évêque de Lyon, contre les hérétiques, les écrits de Tertullien, d’Origène, etc. pour constater l’existence d’hérésies antérieures au pouvoir constantinien de l’Eglise». Quant aux dérèglement politiques survenus sous le pouvoir de l’Eglise, le cardinal répondit ironiquement : «Puisque les guerres civiles et toutes les calamités sociales sont provenues de l’avènement de l’Eglise au pouvoir, elles ont cessé, n’est-ce-pas, avec ce pouvoir : de telle sorte que depuis le règne des grands principes de 1789, depuis la proclamation des droits de l’homme et de l’Etat, à l’exclusion de tous droits sociaux de la grande institution surnaturelle de Jésus-Christ, il n’y a plus eu de guerres civiles ni de catastrophes sociales ?» Et c’était avant les Guerres mondiales, le terrorisme, l’esclavage moderne et les dépravations actuelles… Forcés d’admettre que les hérésies et les catastrophes sociales ne sont pas nées avec l’application du Droit chrétien et qu’elles n’ont pas cessé avec sa disparition, les adversaires de la Royauté sociale du Christ allèguent les dissensions qui remplissent l’histoire de nos quatorze siècles chrétiens, toutes les luttes du sacerdoce et de l’Empire, tous les conflits des parlements et du clergé, sans oublier les croisades et autres guerres de religion. Sans nier ces luttes et sans dissimuler ces conflits, il faut dire que cette résistance de l’Eglise était d’une part nécessaire pour sauvegarder les droits intangibles de Jésus-Christ, et s’inspirait d’autre part uniquement du véritable intérêt des princes eux-mêmes et de la société tout entière. En vérité, les rois de la terre ont eu beaucoup plus à souffrir des complaisances que des résistances de l’Episcopat. Tout historien objectif soutiendrait cette thèse, à l’image de Fustel de Coulanges, ou même d’Auguste Comte par exemple : «Quand on examine aujourd’hui, avec une impartialité vraiment philosophique, les deux puissances, on ne tarde pas à reconnaître qu’elles furent presque toujours essentiellement défensives de la part du pouvoir spirituel, qui, lors même qu’il recourait à ses armes les plus redoutables, ne faisait le plus souvent que lutter noblement pour le maintien de la juste indépendance qu’exigeait en lui l’accomplissement de sa principale mission et sans pouvoir, en la plupart des cas, y parvenir enfin suffisamment... Dans ces combats, si mal jugés, le clergé n’avait alors d’autre but que de garantir de toute usurpation temporelle le libre choix normal de ses propres fonctionnaires ; ce qui certes devrait sembler maintenant la prétention la plus légitime et même la plus modeste. La puissance catholique, bien loin de devoir être le plus souvent accusée d’usurpations graves sur les autorités temporelles, n’a pu, au contraire, ordinairement obtenir d’elles, à beaucoup près, toute la plénitude du libre exercice qu’eût exigé le suffisant développement journalier de son noble office, au temps même de sa plus grande splendeur politique, depuis le milieu du onzième siècle jusque vers la fin du treizième... Aussi, je crois pouvoir assurer que de nos jours les philosophes catholiques, à leur insu trop affectés eux-mêmes de nos préjugés révolutionnaires, qui disposent à justifier d’avance toutes les mesures quelconques du pouvoir temporel contre le pouvoir spirituel, ont été, en général beaucoup trop timides, dans leurs justes défenses historiques d’une telle institution» (Cours de philosophie positive). Sur les reproches liés aux croisades, guerres de religion, erreurs scientifiques, place de la femme, etc., se référer pour une synthèse aux travaux de Jean Sévillia (notamment Historiquement correct et Historiquement incorrect), et pour approfondir, à ceux de l’historienne Régine Pernoud (notamment Pour en finir avec le Moyen Âge, Les Croisades, La Femme au temps des cathédrales).
Quant à la tradition gallicane de l’Eglise française, il faut savoir que Bossuet, le plus illustre représentant du gallicanisme, n’a pour autant jamais prétendu affirmer la sécularisation de l’Etat. Au contraire, il laisse ces belles paroles : «Le Christ ne règne pas si son Eglise n’est pas la maîtresse, si les peuples cessent de rendre à Jésus-Christ, à sa doctrine, à sa loi, un hommage national» (Homélie sur le Psaume II).
Objections permanentes : théocratie et absolutisme
Il ne faut pas croire que la théorie politique catholique prône l’établissement d’une théocratie. Au contraire... comme le remarque le cardinal Pie : «La réponse est facile et je la formule ainsi. Non, Jésus-Christ n’est pas venu fonder la théocratie sur la terre, puisqu’il est venu au contraire mettre fin au régime plus ou moins théocratique qui faisait toujours le fond du mosaïsme, encore que ce régime ait été notablement modifié par la substitution des rois aux anciens juges d’Israël. Mais pour que cette réponse soit comprise de nos contradicteurs, il faut avant tout, que le mot même dont il s’agit soit défini : la polémique exploite trop souvent avec succès, auprès des hommes de notre temps, des locutions dont le sens est indéterminé. Qu’est-ce donc que la théocratie ? La théocratie c’est le gouvernement temporel d’une société humaine par une loi politique divinement révélée et par une autorité politique surnaturellement constituée. Or, cela étant, comme Jésus-Christ n’a point imposé de code politique aux nations chrétiennes, et comme il ne s’est pas chargé de désigner lui-même les juges et les rois des peuples de la nouvelle alliance, il en résulte que le Christianisme n’offre pas de théocratie. L’Eglise, il est vrai, a des bénédictions puissantes, des consécrations solennelles pour les princes chrétiens, pour les dynasties chrétiennes qui veulent gouverner chrétiennement les peuples. Mais, nonobstant cette consécration des pouvoirs humains par l’Eglise, je répète, il n’y a plus, depuis Jésus-Christ, de théocratie légitime sur la terre. Lors même que l’autorité temporelle est exercée par un ministre de la religion, cette autorité n’a rien de théocratique, puisqu’elle ne s’exerce pas en vertu du caractère sacré, ni conformément à un code inspiré. Trêve donc, par égard pour la langue française et pour les notions les plus élémentaires du droit, trêve à cette accusation de théocratie qui se retournerait en accusation d’ignorance ou de mauvaise foi contre ceux qui persisteraient à la répéter» (Troisième Instruction synodale sur les principales erreurs du temps présent).
Pas de théocratie, donc. Pas d’absolutisme, non plus : l’Eglise, tout en prônant l’union du politique et du sacré, comme l’âme est unie au corps, sait aussi distinguer les deux, comme l’âme est distincte du corps. Les fonctions de l’un et de l’autre sont différentes, et l’attitude de l’Eglise envers le pouvoir politique (et envers n’importe quel autre pouvoir humain) en tient compte. Elle se résume en trois mots : soumission, bienveillance, coopération. Mgr Pie, à nouveau : «Non, l’Eglise n’absorbera point la puissance de l’Etat, elle ne violera point l’indépendance dont il jouit dans l’ordre civil et temporel ; elle n’interviendra au contraire que pour faire triompher plus efficacement son autorité et ses droits légitimes. A-t-on jamais dit que l’Eglise, parce qu’il lui appartient d’éclairer les consciences sur l’étendue, la portée, les applications du quatrième précepte du décalogue, accapare l’autorité divine et naturelle des parents sur les enfants ? Non, encore bien que les ministres de la religion aient mission d’expliquer le droit paternel et le devoir filial, la puissance paternelle n’en subsiste pas moins tout entière dans son ordre ; les commandements du père à son fils ne tirent en aucune façon leur autorité du sacerdoce mais du droit propre de la paternité. Ainsi en est-il des attributions de l’Eglise par rapport aux obligations des citoyens et aux devoirs de la vie publique. L’Eglise ne prétend aucunement se substituer aux puissances de la terre qu’elle-même regarde comme ordonnées de Dieu et nécessaires au monde. A l’encontre des doctrines anarchiques et des passions révolutionnaires, elle sauvegarde partout et toujours le principe d’autorité : principe essentiel au repos du monde et au maintien de l’ordre ; elle enseigne que la présomption d’abus ne doit pas être facilement admise, et qu’en règle générale, l’obéissance est le premier et le plus indispensable devoir. Pour son compte, elle ne s’ingère pas à la légère et à tout propos dans l’examen des questions intérieures du gouvernement public, non plus que dans celles du gouvernement paternel et domestique. Son rôle n’a rien d’indiscret ni d’odieux ; il n’est jamais intempestif, ni tracassier. Les matières les plus graves de la législation, du commerce, des finances, de l’administration, de la diplomatie se traitent et se résolvent presque toujours sous ses yeux, sans qu’elle articule la moindre observation» (Lettre à M. le ministre de l’instruction publique, 16 juin 1861).
Malheureusement, il est aussi vrai que l’Eglise, composée d’hommes, n’échappe pas en ses membres à la faiblesse due au péché originel. Certains hommes d’Eglise ont succombé, succombent et succomberont aux attraits du pouvoir, interférant abusivement dans des affaires qui sortent de leur domaine de responsabilité. Et cependant, nulle mieux que l’Eglise ne possède les moyens de lutter contre ces excès, étant sans cesse en quête du règne des vertus et de la maîtrise des passions. D’autre part, ses propres tribunaux, et ceux de la force publique, sont légitimes et compétents pour traiter ces abus. Pour résumer saint Augustin : l’Eglise est au service de la société. Elle assainit tout le corps social. Elle forme de bons chefs, vivant pour ceux qu’ils gouvernent et mourant pour eux au besoin. Elle rend les sujets, purs dans leurs mœurs, probes dans leurs emplois, fidèles à leurs paroles, justes dans les contrats, actifs au travail, vaillants à la guerre, patients à supporter, d’une part, les erreurs et les faiblesses inévitables de ceux qui les régissent, et d’autre part, les mécomptes sociaux et toutes les épreuves et douleurs de la vie.
Objection actuelle : l’intolérance
Pour ce qui est des accusations d’intolérance, l’Eglise, vis-à-vis de ceux qui ne sont pas d’accord avec sa conception de la vie, observe au contraire une attitude de… tolérance. Que deviendront les autres cultes sous le régime du Droit chrétien ? se demandent avec angoisse les hommes d’Etat, soucieux de maintenir la paix intérieure. «Les autres cultes jouiront de toutes les garanties assurées par la Foi» répond Mgr Pie. La tolérance civile sera donc accordée aux cultes dissidents et les pouvoirs publics, en agissant ainsi, resteront néanmoins en conformité parfaite avec le Droit chrétien. En effet il s’agit d’une tolérance qui n’est pas neutre mais vise à l’équilibre, comme le souligne le cardinal Pie : «La tolérance peut être ou civile ou théologique ; la première n’est pas de notre ressort, je ne me permets qu’un mot à cet égard. Si la loi veut dire qu’elle permet toutes les religions, parce que, à ses yeux, elles sont toutes également bonnes, ou même encore parce que la puissance publique est incompétente à prendre un parti sur cette matière, la loi est impie et athée ; elle professe non plus la tolérance civile, telle que nous allons la définir mais la tolérance dogmatique et, par une neutralité criminelle, elle justifie dans les individus l’indifférence religieuse la plus absolue. Au contraire, si reconnaissant qu’une seule religion est bonne, elle supporte et permet seulement le tranquille exercice des autres, la loi, en cela, peut être sage et nécessaire selon les circonstances. S’il est des temps où il faut dire avec le fameux connétable : Une Foi, une loi ; il en est d’autres où il faut dire comme Fénelon au fils de Jacques II : «Accordez à tous la tolérance civile, non en approuvant tout comme indifférent, mais en souffrant avec patience ce que Dieu souffre» (Œuvres sacerdotales I).
Suite : La bataille préliminaire