Le goût de lire à l'ère numérique
Pourquoi consacrer un dossier à la lecture ? Parce que cette activité essentielle pour la vie de l’esprit, est en voie de disparition, happée, dévorée, submergée, engloutie par l’industrie du divertissement numérique.
Nous devons à Michel Desmurget, chercheur français spécialisé en neurosciences cognitives, un livre richement documenté sur ce sujet : Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital, paru en septembre 2023 aux éditions du Seuil. Cet article s’inspire en grande partie des idées et des faits énoncés dans cet ouvrage et s’attache à développer trois thèmes : les conséquences de l’abandon de la lecture sur le développement de l’enfant et de la société ; la méthode de la lecture partagée pour donner aux jeunes enfants le goût de lire et enfin, pourquoi un vrai livre est préférable à tout autre support (bandes dessinées, Internet, liseuse).
Les conséquences de l’abandon de la lecture sur le développement de l’enfant et de la société
Dès l’introduction de son ouvrage, Michel Desmurget souligne que « l’affaissement brutal de cette activité (la lecture) au sein des nouvelles générations constitue un véritable désastre pour la fertilité collective de notre société. » La lecture est en train de disparaître «au profit d’une culture numérique récréative, certes fort rémunératrice pour ses différents acteurs industriels, mais dont le caractère abêtissant est aujourd’hui irrévocablement démontré par un vaste ensemble d’études scientifiques ; avec des influences négatives avérées, entre autres exemples, sur le langage, la concentration, l’impulsivité, l’obésité, le sommeil, l’anxiété ou la réussite scolaire.»
En effet, cette domination du fait numérique dans nos sociétés au détriment de la lecture a des conséquences très concrètes sur le développement des enfants et les chiffres sont sans appel : 10 % des jeunes de 16-25 ans sont en état de quasi-illettrisme ; ils sont 21 % à avoir des difficultés mais dans les 80 % restants bien peu sont capables de lire des livres élaborés nécessitant des capacités d’abstraction et une certaine richesse du vocabulaire. En résumé, Ils savent lire Closer mais restent imperméables à La Princesse de Clèves. Le constat des professeurs et des éducateurs est unanime : derrière les difficultés de concentration des élèves, il y a des heures passées devant les écrans à s’évader – sans compter les heures de sommeil perdues. « Les ados consacrent quatorze fois plus de temps à leurs joujoux numériques qu’à la lecture. […] Chaque année, les écrans récréatifs dévorent 112 jours de la vie d’un gamin de quatrième… »
Vers une société totalitaire
Nous voyons également, non sans effroi, se réaliser les dystopies décrites dans un certain nombre de romans du XXe siècle. En 1932, paraît Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley qui décrit comment une petite caste érudite, génétiquement triée, réussit à « asservir un veule troupeau amorphe, intellectuellement amputé, rassasié de vains amusements, privé d’émotions par la force d’une drogue artificielle et incapable de ressentir l’horreur d’une servitude qu’il finit par chérir.»
En 1949, Georges Orwell publie 1984. Winston Smith, le héros du roman, évolue dans cette société de télésurveillance qui est devenue notre quotidien. Il travaille au ministère de la Vérité en charge des divertissements, de l’information, de l’éducation et des beaux-arts – un mélange de Netflix et de BFMTV en quelque sorte. Ce ministère a pour mission de falsifier les documents et d’écrire le dictionnaire du novlangue, travail dont Winston semble s’acquitter sans grande conviction puisque l’un de ses collègues lui reproche sa nostalgie de l’ancienne langue : « Au fond, vous auriez préféré rester fidèle à l’ancien langage, à son imprécision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beauté qu’il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ? […] Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. »
Dans Fahrenheit 451 paru en 1953 et écrit par Ray Bradbury, Montag appartient à ce corps spécial de pompiers chargé de brûler les livres considérés comme des perturbateurs de la société de divertissement. Sa femme, Mildred, vit déjà dans un monde virtuel : sa famille se compose des trois murs d’écrans qui tapissent son salon. Comme le dit l’un des protagonistes : « Pourquoi apprendre quoi que ce soit quand il suffit d’appuyer sur des boutons, de faire fonctionner des commutateurs, de serrer des vis et des écrous ? […] Le système scolaire produisant de plus en plus de coureurs, sauteurs, pilotes de course, bricoleurs, escamoteurs, aviateurs, nageurs, au lieu de chercheurs, de critiques, de savants, de créateurs, le mot ‘intellectuel’ est, bien entendu, devenu l’injure qu’il méritait d’être ». Nous pourrions dire aujourd’hui : pourquoi lire un livre quand il suffit d’effleurer l’écran de son smartphone pour accéder à un univers numérique infini ? Pourquoi acquérir du vocabulaire et le sens de la nuance quand trois cents caractères suffisent à s’exprimer sur un réseau social ? Pourquoi prendre le temps de lire et de discuter avec une vraie famille quand des « familles » virtuelles comme WhatsApp, Tik tok, Facebook, Instagram, sont à portée de clic ?
La lecture partagée : donner envie de lire
Garder, retrouver, transmettre le goût de lire n’est pas une option ou un luxe. C’est une condition essentielle de notre humanité. C’est un devoir grave des éducateurs et en premier lieu des parents car c’est dès la prime enfance que se transmet le goût de la lecture. Leur rôle est irremplaçable pour construire le vocabulaire de l’enfant à travers les interactions verbales et la lecture partagée. Il faut parler à nos enfants et leur lire des histoires de façon quotidienne. Au-delà du vocabulaire acquis facilement, il est démontré que la lecture partagée soutient l’attention là où le divertissement numérique s‘attache à la détruire. Cette lecture partagée a aussi des avantages bénéfiques sur le comportement de l’enfant, sa capacité à réguler ses émotions et respecter les règles sociales. En somme, la lecture contribue à la sérénité du climat familial. Il ne faut pas hésiter à commencer tôt. En effet, une étude montre que des bébés bénéficiant de la lecture partagée entre trois et six mois, affichent à cinq ans des performances supérieures aux autres enfants.
La lecture partagée repose sur trois grands principes : l’interaction, la répétition et le plaisir.
L’interaction : il ne suffit pas que le parent lise et que l’enfant écoute passivement. Il faut s’assurer qu’il « saisit le vocabulaire, les idées, les enchaînements logiques et les implications de l’histoire qu’il découvre » et donc échanger avec lui d’une façon adaptée à son âge en lui posant des questions et en le faisant lire à voix haute.
La répétition : il est nécessaire de lire de façon régulière et ne pas craindre de relire plusieurs fois le même livre avec de jeunes enfants de maternelle et de début de primaire. Les enfants en sont demandeurs et l’auteur de ces lignes l’a notamment expérimenté avec La Miche de pain qui permet de faire découvrir la Bible et le catéchisme aux jeunes enfants. Certains passages ont été lus plus d’une dizaine de fois à la demande de l’enfant dont l’émerveillement sans cesse renouvelé est en soi une source de joie intense.
Le plaisir : de façon innée, les enfants aiment qu’on leur lise des histoires ; ce moment d’échanges entre un enfant et l’un de ses parents ne doit pas être une corvée mais un moment privilégié et désiré par l’enfant. Il ne saurait donc être expédié au pas de charge ou interrompu pour répondre à un SMS sous peine de perdre son intérêt et d’être même contre-productif. Comment exiger un peu d’attention d’un enfant si nous, parents, ne pouvons consacrer vingt minutes d’affilée à notre enfant ?
Sur le rôle irremplaçable des parents, Michel Desmurget affirme : « En parlant à l’enfant et en lui lisant des histoires, les parents posent les fondations indispensables au déploiement ultérieur de la lecture mais, aussi, plus généralement des apprentissages scolaires, intellectuels, émotionnels et sociaux.[…] Ce que le milieu originel abdique, ni l’école ni le temps ne le rattraperont. »
Le rôle irremplaçable du livre
Il ne suffit pas de lire, il faut lire des livres, des vrais et ne pas se satisfaire des bandes dessinées ou des magazines. Ne nous faisons pas d’illusion, nombre d’études montrent que ces supports, pour ludiques qu’ils soient, n’ont quasiment aucun effet sur la construction du langage, le développement du vocabulaire, l’orthographe ou encore les compétences en lecture.
Il en va de même de cette gigantesque base de données qu’est Internet où l’on trouve, il est vrai, une multitude d’informations mais de façon fragmentée, qui ne permet pas d’assimiler correctement un sujet donné. « Une différence majeure entre le livre et Internet tient à l’organisation des contenus. Sur la Toile (l’appellation dit tout), l’information est diffuse, redondante et morcelée. Le détail côtoie toujours le fondamental et les fakes news se mélangent sans cesse au véridique. Les savoirs ne sont ni coordonnés, ni hiérarchisés. » à l’inverse, le livre est construit et facilite les apprentissages ou la compréhension d’un sujet.
Le livre est aussi plus important qu’un support éducatif audiovisuel notamment à partir d’un certain niveau de complexité. « Le plus divertissant n’est pas toujours le plus fructueux » et le simple bon sens indique que chacun est à même d’adapter sa vitesse de lecture au niveau de difficulté du texte, voire revenir en arrière, là où le support impose son rythme. Enfin, le traitement de l’écrit demande un niveau de concentration plus élevé que celui de l’oral, ce qui favorise la mémorisation.
Le livre est aussi plus bénéfique que l’écran ou le livre numérique. En effet, la lecture numérique s’accompagne d’un risque accru de distraction, de « déraillement » de la pensée, de saturation des ressources intellectuelles et, par conséquent, de traitement superficiel des informations fournies. Sans même parler des bandeaux publicitaires ou ce besoin irréfragable de consulter les réseaux sociaux, « l’enrichissement textuel » sous la forme de contenus supplémentaires activés en cliquant sur un mot par exemple, contribue à ce « déraillement » de la pensée évoqué à l’instant. Enfin, le livre joue un rôle « topographique » dans la mémorisation. Je me rappelle que tel passage est à telle page ou à tel endroit du livre ; chose quasiment impossible avec une liseuse.
Pratiquer la lecture partagée avec un enfant en utilisant un livre numérique est fortement déconseillé. En effet, l’expérience montre que les échanges portent davantage sur des questions pratiques de manipulation que sur l’histoire racontée et que l’écran fait « écran » entre le parent et l’enfant, celui-ci cherchant naturellement à se l’approprier.
Chers parents, donnez le goût de lire à vos enfants dès le plus jeune âge sans tout attendre de l’école, aussi bonne soit-elle. C’est une question de survie intellectuelle et mentale dans un monde structurellement organisé pour capter l’âme et l’attention de nos enfants et en faire ce « veule troupeau amorphe, intellectuellement amputé, rassasié de vains amusements, privé d’émotions par la force d’une drogue artificielle et incapable de ressentir l’horreur d’une servitude qu’il finit par chérir. »